La Roue, Jean-Claude Grivel

Ce roman comporte une partie historique (relation Suisse-Russie) avant de verser dans une saga qui raconte l'histoire de Gédéon dont le père est un escroc notoire. Gédéon, homme honnête, intègre et travailleur, hérite de l'étiquette de malfrat de son père. Cependant, un paysan de la région, sensible à son envie d'apprendre et devinant chez lui un bon fond, lui enseigne le métier. Il travaille d'arrache-pied pour se faire une situation. Il achète une ferme, se marie avec Martine dont il a deux enfants . Mais le destin s'acharne contre lui. Il perd sa femme suite à une maladie grave. Son malfrat de père le spolie de son héritage en donnant tout à son frère. Magré les coups du sort, Gédéon garde la tête haute jusqu'à ce que la Mort, qu'il avait rencontrée peu avant le décès de son épouse, revienne le chercher.
Même si l'histoire de Gédéon est quelque peu difficile et nous ramène à la réalité de la vie, nous y trouvons aussi des moments de bonheur, de tendresse, de sérénité. Et puis, le courage de cet homme force l'admiration et, qui sait, pourrait nous pousser à l'imiter.

Marylène Rittiner

La Roue

Editions 5 Sens 2015

Extrait P. 158-162, (Gédéon reçoit la visite de la Mort avant qu'elle n'emporte son épouse)

Elle se trouve au milieu de la cuisine sans que Gédéon n'ait vu ou entendu s'ouvrir une porte ou une fenêtre.

Elle est toute de noire vêtue: bottes souples, pantalon, cape agrafée à l'épaule, gants. La prunelle de ses yeux, ses dents, ses ongles et ses cheveux sont noirs. Ses gencives, ses lèvres et sa langue sont rouge vif. La peau du visage blâfarde, elle porte, sur son épaule droite, une faux au manche noir et dont la lame lance des reflets bleuâtres dans son dos. Sa main droite maintient le manche de son outil, la gauche pénètre sous sa tunique par une échancrure pratiquée dans le tissus à hauteur de poumon.

Se tenant au milieu de la pièce, bien en assise sur ses jambes écartées, sûre de son polygone d'appui, elle transporte, avec elle, un tourbillon glacé. Un rictus permanent, tirant vers le haut un coin de sa bouche, confère à ses lèvres un pli hautain.
– Salut! dit-elle.

Gédéon fait de même.
– Devine qui je viens chercher
– Je le pressens.
– Très bien! Si tous les gens étaient aussi raisonnables que…
– Je suis simplement sotïque! corrigea Gédéon
-… stoïques que toi, ma tâche serait grandement facilitée.

Elle fouille à l'intérieur de sa tunique, en extirpe un parchemin qu'elle déroule en s'aidant de ses dents, sans lâcher sa faux..
– Excuse-moi cette tracasserie de routine, mais je suis consciencieuse; je me targue de ne jamais faire d'erreur. Ta femme s'appelle bien Martine?
– Oui!
– Elle est née à Romont?
– Exactement.
– Elle est très malade!
– Comme tu le dis si bien. Elle hurle de douleur et pleure de désespoir jour et nuit. Elle nous aime. Mais en dépit de cet amour, elle se meurt. Es-tu contente?
– Oui!
– Tu aimes voir souffrir les gens?
– Du tout! Si je suis satisfaite, c'est que la description que tu m'en donnes correspond au signalement reçu, explique-t-elle en agitant son parchemin. Je serais trop désolée de me tromper de personne… Il est bien vingt-deux-heures?
– Oui! Ecoute, le clocher les égrène.
– J'ai une heure d'avance.
– Alors, assieds-toi!
– Merci!
– Veux-tu manger, boire quelque-chose?
– Je n'ai jamais faim ni soif.
– Pourquoi es-tu en avance?
– Les humains ont tous des réactions différentes quand je parais devant eux. Le plus souvent, ils se cramponent à la vie et aux vivants de toutes leurs dernières forces. Alors je leur repasse le film de leur existence: ils se calment. Et, quand ils revivent un événement particulièrement heureux, ziiiip, je tranche prestement le fil de leur vie. Bien sûr, ils doivent mourir quand même, à la différence près qu'ils ont, parfois, un sourire d'apaisement, surtout les plus âgés… Je suis, comme le décrirait un vivant, sentimentale.
– Martine est prête à partir. Elle est si jeune que, pour elle, chaque seconde doit compter doublement.
– Entendu! Au fait, je ne t'effraie pas?
– Non! Je n'ai plus peur de qui que ce soit, fût-ce de toi. Mais, pourquoi es-tu si pâle pourquoi ton odeur est-elle si marquante?
– Je ne suis pas comme tu le décris; seulement, tu me vois et tu me sens avec tes sens de mortel, voilà tout.

Gédéon ne peut maîtriser un sourire amer
La Faucheuse se dirige vers le miroir, s'examine attentivement, avoue:
– Surtout que je me trouve présentable et que je me crois correcte… Peut-être devrais-je agir avec plus de fantaisie? Où serais-je trop fonctionnelle? Parfois, j'ai le vague à l'âme: je suis si triste de travailler en solitaire et de voir qu'on me fuit; j'ai peur d'en faire des complexes. Tu ne sais pas le plaisir que j'ai de parler avec toi ce soir.
– Dis-moi, tu viens seulement chercher ma femme?
– Oui.
– Et moi avec?
– Mais non! Pourquoi?
– Alors, dépose ta faux, tu veux? Tu t'agites et tu effectues avec des mouvements dangereux pour moi.
– Accordé! Mais seulement parce que c'est toi qui me le demandes. Je la garde néanmoins à portée de main. Imagine-toi la catastrophe si je la perdais, si on me la dérobais: invraisemblable, non? Ne fais donc pas cette tête-là, il faut bien plaisanter de temps en temps.
– Explique-moi, toi qui es dans le secret des dieux…
– Je ne suis responsable que de l'exécutif, et encore, par procuration.
– Pourrait-on me dire pourquoi je n'ai jamais eu de chance, pourquoi ma vie n'a été qu'une suite d'échecs, pourquoi ma femme doit mourir maintenant? Elle n'a que trente ans.
– Chacun doit vivre le rôle qui lui a été assigné.
– Et ces crimes abominables qui ensanglantent le monde, je ne comprends pas
– Moi non plus. Je me contente d'obéir aux ordres reçus. Mais je dois reconnaître que les hommes me facilitent grandement la tâche en se massacrant. Comprends-tu cela, toi?
– Non, mais j'essaierai.
– Tu n'en auras pas le temps.
– Et pourquoi?
– Parce que c'est écrit, répond la Mort.

Elle frappe à l'endroit où le parchemin gonfle sa tunique.
– Joues-tu? demande Gédéon.
– Non!
– Dommage!
– Pourquoi?
– J'aurais joué ta faux

Elle recule prestement d'un pas, tient fermement son outil.

– C'est vraiment fâcheux que tu sois si obstiné, constate-t-elle. Tu viens certainement de te raccourcir la vie.

La cloche du village se met en mouvement: au quatrième coup, la Mort se lève.

– Et puis, c'est l'heure, remarque-t-elle.

Au onzième coup, Gédéon s'éveille. Il n'y a personne dans la cuisine. Seule subsiste une certaine odeur. Gédéon frissonne et se rend auprès de son épouse. Puis, vers minuit Martine clôt pour toujours ses yeux myosotis.

Gédéon la veille jusqu'au matin en caressant ses mains croisées qu'il ne peut réchauffer.

L'auteur originaire de Morges vit à Bâle-Campagne. Jean-Claude Grivel a publié plusieurs romans et un recueil de nouvelles.

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