Après le monde, Antoinette Rychner
Buchet/Chastel, 2020, 284 pages
Antoinette Rychner ne pouvait pas savoir que son roman entrerait en résonance avec l’actualité d’une pandémie qui a des effets dévastateurs sur la planète. Elle avait choisi le titre de son roman avant que tous les médias n’entonnent la rengaine du « monde d’après » …
Ce roman, comme le sont souvent les romans d’anticipation, voit se télescoper une multitude de questions contemporaines : la remise en question des notions de progrès et de civilisation, les relations entre les femmes et les hommes, l’addiction aux écrans, la violence généralisée… Nous sommes d’abord projetés dans un futur très proche, en 2022. Suite à une catastrophe climatique conjuguée à une crise financière, le monde que nous connaissons bascule : « Fin octobre, nos gouvernements étaient renversés au cours d’insurrections, de saccages. Nos conseils dissous, évacués face aux foules déchaînées, impossibles à contenir. Explosèrent les commandements des polices, pompiers et postes-frontières. Les prisons ne furent plus gardées – les tribunaux sautaient. Désormais tout : justice, commerce, protection, se réglerait hors la loi. » (p. 72). Deux conceptions de l’existence s’affrontent alors. D’abord l’attitude survivaliste, qui est en fait un retour à l’ancienne loi de la jungle, met en avant le chacun pour soi : « Il semblait que chaque jour, les êtres humains perdaient davantage d’empathie, d’honnêteté et de discernement. La confiance que nous placions en l’humain et à sa bonté de fond se dévoyait… » (p.74) Peu à peu toutefois – et l’on comprend que l’auteure penche pour cette attitude – des êtres humains réapprennent des gestes simples et retrouvent les vertus de l’entraide. Il s’agit – il faut le souligner – surtout de femmes : Marie-Géralde, la spécialiste des semences, Faye qui sait parler avec douceur à une femme psychotique ou encore Rayhana, la doctoresse qui pleure parce qu’elle n’a pas pu sauver une enfant. La lecture de cette « épopée » pourrait paraître sombre si elle n’était pas constamment allégée par l’ironie et l’humour : les Maliens réfugiés protestent parce qu’ils ne retrouvent pas chez les Helvètes « l’opulence miraculeuse » à laquelle ils s’attendaient, le brigadier Bauer qui a un cheveu sur la langue et qui doit subir la leçon sur le fromage suisse. Antoinette Rychner excelle aussi à souligner par les italiques les tics de langage, anglicismes et autres helvétismes.
Le dispositif de ce livre important est assez complexe. D’une part, des récits à la troisième personnage assumés par les protagonistes : ceux d’une famille vaudoise qui erre du pays de Vaud jusqu’à Hambourg, lieu d’une communauté utopique, puis ceux de personnages bigarrés rencontrés le long de la route comme dans un roman picaresque. D’autre part, les « chants » des « bardesses », à la première personne du féminin pluriel, sont conçus comme des témoignages destinés à être transmis oralement mais aussi comme des professions de foi. Ainsi le dernier « Chant pour tenir » affirme la nécessité de la solidarité plutôt que l’égoïsme inconditionnel et la croyance en un progrès respectueux de la dignité.
Le roman d’Antoinette Rychner fait ce qu’il dit : c’est à la fois un livre collaboratif qui s’appuie sur un partage des savoirs (voir les remerciements de la fin du livre et la généreuse bibliographie sur le site de l’auteure) ; livre polyphonique où alternent les voix, les tons et les genres : tableau satirique de notre époque, scènes d’action dignes des meilleurs thrillers, moments graves chargés d’émotion, comme le récit poignant de la mort de l’enfant ou de celle de Vannina….
Nous ne dirons jamais assez les bienfaits d’une fiction qui nous force à sortir de nos univers confinés.
Deux extraits, en début et en fin de roman. Le premier, à l’imparfait, décrit le monde d’avant, un monde de gentils bobos ; le deuxième, le monde d’après, monde possible, monde rêvé ?
« Nos ménages s’élevaient à 2,5 personnes. Ils participaient à la production de centaines de millions de tonnes de déchets par an, garantissaient la consommation destructrice de masse et contribuaient à dévaster le monde : nous le reconnaissions.
Cependant, nous commandions des Fairphones, ou téléphones équitables. Question de conscience. De responsabilité, estimions-nous, qui préférions le pain multicéréales au pain blanc, le poulet fermier au poulet issu de l’élevage intensif, le sirop sans colorant au sirop grenadine, les snacks alternatifs aux chips industrielles. Nous qui, au confort standardisé des hôtels, privilégiions les hébergements classés « insolites » tels que la nuit sur la paille, en tipi ou cabane sylvestre, nous qui suivions des formations continues et nous inscrivions à des ateliers en tout genre : yoga, bien sûr, mais aussi biodynamie appliquée au jardin… » (p.13-14)
« Abandonnant l’idée que « nature humaine » soit synonyme d’égoïsme inconditionnel, nous affirmerons que nous aimons interagir avec nos semblables, avons besoin de justice et de bien commun, et cesserons de considérer comme la lutte de toutes contre toutes.
Plutôt que de la concurrence, nous ouvrirons des aires de collaboration, et connaîtrons de nouvelles formes de prospérité où nous épanouir. À nouveau, nous pourrons nous demander : « Comment ça va ? », « Tu vas bien ? » dans le souci sincère de nos bien-être réciproques, et souhaiter « Longue et belle vie ! » aux nouveau-nés sans trembler, nous projetant dans un avenir ni dangereux ni stérile, mais vivant et fécond. » (p.270)
Voir le site de l’auteure : www.toinette.ch
Recension par Pierre-François Mettan
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