Une larme de Porto, peut-être? de Claudia Quadri
Une larme de Porto, peut-être?
Claudia Quadri, Edition Plaisir de Lire 2014 traduit par par Danielle Bezonelli
Un petit café sans cachet, tenu par une gérante qui voit tout, entend tout, parle peu mais inscrit chaque soir, à l'aide d'un crayon bien taillé, les histoires qui habitent le quartier. Une palette de personnages familiers, pharmacien, docteur, professeur, libraire tissent la trame de leur vie sous les yeux du lecteur, tantôt observant leurs alentours, tantôt dans un dialogue intérieur teinté par leurs souvenirs, tantôt observés par l'auteure elle-même.
Extrait P. 128-130 (Abel professeur)
Sous les chênes séculaires, Abel marche, les doigts croisés dans le dos. Il a mis un maillot de corps sous sa chemise, le temps s'est rafraîchi, l'air est plus humide. Il vaut mieux rester sur ses gardes, le rhume , c'est ennuyeux. Deux gamins en patins à roulettes le dépassent, leurs mères bavardent sur un banc, un peu plus loin. Un nourrisson dort dans sa poussette. Abel guigne, c'est beau, les nourrissons endormis, poings fermés, les bras au-dessus de la tête. Il salue les femmes, sourit au bébé. 17 heures, son horaire préféré pour les promenades. Il ne fréquente pas souvent le parc qui longe la voie ferrée, il y a beaucoup de promenades dans la région autour de l'agglomération où il vit. Là, les gens se connaissent à peine, ils rentrent seulement pour dormir. Abel ne sait même pas qui habite en face de chez lui. Pour un homme habitué à observer les choses et les gens en détail, cela a l'air contradictoire. Mais chez lui, Abel veut être tranquille, les heures d'enseignement et la gestion des états d'âme des élèves et des maîtres et leurs dynamiques croisées demandent beaucoup d'énergie. Le professeur tient à rester un inconnu pour ses voisins.
Le meilleur système pour qu'ils gardent leur distance c'est, comme toujours, de n'autoriser aucune familiarité. Vivre de manière si peu visible que l'on ressemble à un individu dépourvu d'intérêt. Abel respecte scrupuleusement ses horaires pour la buanderie, il étend son linge aussi parfaitement que l'on soigne un jardin japonais, les caleçons au deuxième rang. Quand on voit le spectacle du linge de corps, on en tire des conclusions. En voyant vos caleçons, on imagine qu'on vous connaît. Et Abel fait aussi attention à ne pas secouer la nappe quand les locataires de l'étage du dessous sont sur leur balcon. Par politesse, mais surtout pour ne pas leur donner l'occasion de lever la tête et de le voir en face.
Dans la copropriété, personne ne peut se plaindre d'avoir dû ramasser ses miettes, peu de locataires pourraient établir son portrait-robot. Après 21 h, Abel regarde la télévision avec le casque, même si l'isolation des appartements est plutôt bonne. Il ne veut pas que ses voisins devinent ce qu'il regarde. Par ailleurs, en les imaginant curieux et ne voulant pas leur donner l'impression d'être excessivement réservé, il laisse souvent la télévision allumée sur une transmission quelconque, un film, un jeu avec des prix, le journal. Pour la même raison, tous les jours, il fait un peu de vélo d'appartement.
On n'imagine pas qu'un homme puisse être dangereux quand on le voit sur une bicyclette. Abel n'est pas fatigué par toute cette chorégraphie de gestes, de sons, de mouvements, qui profite aux voisins. La bicyclette lui fait même du bien.
L'auteur
Après avoir travaillé dix ans pour la radio suisse italienne, Claudia Quadri est aujourd’hui animatrice et réalisatrice d’émissions culturelles pour la télévision suisse italienne. Elle a publié plusieurs romans aux Éditions Casagrande, dont Lacrima, traduit ici. Son dernier roman, Suona, Nora, Blume vient de paraître (Casagrande, 2013). Une Larme de porto, peut-être? (traduction par Danielle Benzonelli de Lacrima)
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