Une aurore sans sourire, Christophe Gaillard

Une aurore sans sourire

Christophe Gaillard,  édition de l'Aïre, Genève 2016

J'ai mis un certain temps à comprendre le propos de l'auteur, la construction de son texte, ne sachant qui de l'auteur ou de l'ambassadeur parlait. Il a fallu attendre les dernières pages du livre pour en avoir la confirmation : cette "démarche est esthétique" (p.183), "notre plus grand défi était de faire nôtre la langue de Chateaubriand" (p.184) dont l'auteur est un grand admirateur "à nous qui l'aimons, il nous procure au contraire lors de chacune de nos visites sur ses terres un immense soulagement" (p.167). Le savoir avant m'aurait épargné des interrogations.

Je n'ai pas les connaissances pour évaluer si l'auteur a atteint son objectif, mais le style de Gaillard est beau, "une belle plume" faudrait-il dire. Un talent d'écrivain au service d'une sensibilité, d'une humanité qui entrent en résonance avec celles de l'ambassadeur. Il fait de belles descriptions des états d'âme de l'ambassadeur, certains passages sont inspirés (p.55-56). De temps en temps, pas assez souvent à mon goût, il fait preuve d'esprit à l'humeur taquine, et se laisse aller à des descriptions de scènes cocasses avec des personnages haut en couleur (p.57-58). Certes, il se laisse parfois emporter dans des envolées lyriques un peu pompeuses (p.43-44). Il a le sens de la formule efficace (p.47, p. 103). Sa maîtrise de l'histoire en fait un récit très documenté, avec le souci du détail historique. Et l'apport de l'iconographie enrichit aussi l'ouvrage (p. 59-60 tableau de Turner).

Je m'y suis aussi perdue parfois, lorsque certaines transitions manquaient ou dans les nombreuses digressions historiques, sociologiques ou politiques.

Finalement, je regrette que "l'auteur" n'ait pas mis ses réelles qualités littéraires et humaines au service d'une histoire plus personnelle, plus moderne. D'autant plus qu'il contribue, au XXIe siècle, à colporter des clichés caricaturaux réducteurs sur les Valaisans (p.114-118), sans apporter un éclairage sur les limites des récits de voyageurs que certains chercheurs contemporains mettent en lumière. Les pages décrivant Isérables et ses habitants pourraient être d'anthologie si elles avaient plus de 200 ans (p.66-ss)! Certes, j'ai souri aux descriptions de certains travers de politiciens (p.98,100) en me laissant aller au simpliste "rien n'a changé !". Mais les reliefs ont aussi des creux. L'inspiration totale aurait été de prendre le contre-pied de ces poncifs, avec le style littéraire de l'ambassadeur !

Plutôt que de se mettre cellulairement dans la peau de l'ambassadeur, qu'il s'autorise à être lui-même, un homme d'esprit, d'humour et qu'il utilise ses qualités pour des récits plus actuels. Ce qui nous épargnera peut être sa nostalgie et son pessimisme lorsqu'il regrette que l'homme d'aujourd'hui s'éloigne des valeurs sûres que sont l'art, la science et la pensée. Qu'il nous parle de lui ou de thèmes plus actuels, avec le brio dont il fait preuve et nous serons au rendez-vous! La preuve étant faite de sa qualité d'auteur, passons à autre chose!

Recension Romaine Perraudin Kalbermatter

Extraits

Note de la chroniqueuse: " Je n'ai volontairement pas choisi des extraits qui véhiculent des clichés, mais qui illustrent la sensibilité de l'auteur."

P.43-44
A soixante-quatre ans, naufragé au milieu des Alpes, tandis que l'orage éclate et que les éclairs s'entortillent aux rochers, il est de nouveau seul à sa table, plus jeune que lorsqu'il créait des mondes où vivaient les filles aînées de ses illusions. Il demande à sa sylphide de venir le retrouver. Elle sourit et marche avec indolence. Lui n'est changé que de visage, ses cheveux sont tombés, mais il est resté chimérique et dévoré d'un feu sans cause. Viens, n'aie pas peur, fantôme de ma jeunesse, écrit-il, nous monterons sur nos nuages et nous irons avec la foudre sillonner, illuminer, embraser les précipices! Ma palette n'est pas épuisée et j'ai vu des beautés ineffables… Mais l'orage tombe, il doit partir. Et de ce songe, il ne reste que la pluie, le vent, et lui, songe sans fin, éternel orage! Oui, nous aimons sa propension à la rêverie qu'un rien déclenchait, une feuille morte entrée par la brise, un feu de brindilles, une voile à l'horizon, la fente d'un rocher, le chant d'un oiseau… des riens, des prétextes à l'envol, des appels incessants au poème! Partout dans cette foule de sensations fugitives, son imagination percevait les aspirations de son âme vers des régions inconnues que sa raison ne savait nommer…

P.55-56
Tandis qu'il cherchait à trouver le sommeil, il se souvint d'une lettre à son ami de Fontanes en décembre de l'année précédente. Il reconnaissait, malgré les quolibets des sots de l'ambassade française, qu'"il ne savait faire que des livres". Et en effet c'était bien là sa destinée, la seule à vrai dire qui lui eût apporté bonheur et consolation. "Faire un livre qui se lise, ce n'est rien! Mais il faut plus d'ordre, plus d'esprit pour mettre ensemble quatre idées que pour signer tous les passeports de l'univers et donner un dîner!" Sa carrière littéraire l'avait amené à la carrière diplomatique. Forcément, elle croiserait celle de Bonaparte qui se confondait avec celle de la France et bientôt celle de toute l'Europe. Désirait-il vraiment participer à ces événements ? Il avait déjà sacrifié les plaisirs domestiques, s'était résigné à ne pas avoir de descendance, s'était détaché de son épouse, allait-il maintenant renoncer à ce qu'il avait de plus cher? Sa nature indépendante, son attachement si profond à la solitude, son amour de la liberté s'accorderaient-ils à la fourberie de la vie publique et à la dictature de ses ambitions? Il ne serait jamais Talleyrand, et il le savait. Il sentait au plus profond de son âme que ce qu'il désirait par dessus tout, par dessus la gloire, la fortune, les honneurs… la pépite même de sa vie, celle si minuscule qu'on doit emporter à sa dernière heure et qui ne tient à rien, c'était le chant d'une grive, un cerisier en fleurs, le soleil qui se couche sur les ajoncs, et mille autres choses qui lui faisaient entendre dans le même rythme le souffle de la muse et les battements de son cœur. Et déjà il entendait les mots qu'il retrouverait vingt-cinq ans plus tard lorsqu'il se demanderait s'il avait un véritable talent et si ce talent valait la peine du sacrifice de sa vie. Dépasserai-je ma tombe, écrira-t-il, et mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante: – Poeta fui et cantai!

P. 90
Et lui, que venait-il chercher dans cette République où personne n'avait voulu venir? Il le savait, c'était la moins prestigieuse des ambassades; il l'avait qualifiée de "république des marmottes", sans doute pour ne pas répéter l'expression déjà usée de "pays de crétins". Une honte même pour certains ambitieux qui eussent préféré rester à Paris derrière la porte du dernier bureau de Talleyrand plutôt que de venir se perdre dans des vallées où régnait un peuple "de montagnards ignorants, catholiques jusqu'au fanatisme" (Rapport du 18 août 1796 au gouvernement français). Il se trouvait là où il n'aurait pas dû être alors qu'il s'était précipité, à force d'intrigues, vers la première porte qui lui permit d'échapper à l'ennui de la vie d'ambassade. On l'envoyait au cœur des Alpes où il serait effectivement condamné à dormir enseveli dans un trou cinq mois par année, enfoui sous la neige et coupé aussi bien de Paris que de Venise. Il s'était pourtant dit qu'il possédait la force d'Ulysse et qu'il choisissait la plus modeste des vies parce qu'il n'avait pas la bassesse des courtisans, mais l'imagination, la vie intérieure réservée aux grands hommes, aux saints, aux poètes.

P.103
Il serait faux de penser qu'il ne garda pas une bonne impression des députés; il se trouvait là des gens droits, intelligents, et, c'est plus rare, courageux… Ils ne se sentaient pas le droit d'appeler le peuple à une nouvelle révolte et devaient donc composer, faire de la politique, convaincre, alors qu'ils possédaient en eux l'étincelle de la liberté et une rage à faire tomber des murs. Le Valais, qui n'est pas un peuple de fusillés, n'aura jamais son Goya pour exalter la grandeur de ceux qui lancent leur dernier cri. Ici on préfère oublier.

P. 167
Mais il est incontestable que sur bien des sujets, notamment sur la montagne, il est pour plus d'un lecteur dépassé et ennuyeux. Certains défenseurs des Alpes ne le supportent pas et le traitent en effet avec dédain comme quelqu'un qui n'a rien compris…. Sur l'essentiel cependant, l'ambassadeur n'a guère vieilli. Et à nous qui l'aimons, il nous procure au contraire lors de chacune de nos visites sur ses terres un immense soulagement. Il nous réjouit comme un grand vin, généreux, puissant, profond, fruité avec une pointe d'acidité qui en permet la garde. Quand nous avons soif d'essentiel – parfois cela nous prend dès l'aube, souvent en pleine nuit -, c'est vers ses rayons que la mémoire se dirige, d'instinct. Exigeante comme personne, elle sait laisser décanter les choses et a le goût juste.

L'auteur

Né en 1958 à Martigny, licencié es lettres de l’Université de Genève, Christophe Gaillard enseigne le français au collège de l’Abbaye de Saint-Maurice. Une aurore sans sourire est sa première publication. Le texte décrit les itinéraires de Chateaubriand, chargé d’affaires de Bonaparte dans la République indépendante du Valais, puis, après sa démission, son long cheminement vers Venise. L'oeuvre est imaginaire, le voyage n'ayant jamais eu lieu.

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