Le Monde des sentiments, Jean-Marie Meilland
Éditions Soleil Blanc, Saint-Martin 2020
313 pages
Dans son dernier essai, le philosophe remet en question les normes intellectuelles de la raison ou de la morale en plaçant la vie affective et les sentiments au cœur de nos vies. Le Monde des sentiments est un livre engagé, copieux, foisonnant, qu’une recension ne peut guère embrasser. Essayons néanmoins de donner une idée de sa richesse.
La première partie, descriptive, comprend une nomenclature qui part en éventail des deux sentiments du moi, la joie et la tristesse. La joie se définit, dans le sillage de Spinoza, comme la conscience de l’augmentation de l’être alors que la tristesse est associée à « la conscience de sa diminution ». Jean-Marie Meilland décline ensuite subtilement toutes les nuances de ces deux sentiments – il n’y a pas moins d’une cinquantaine de variations autour de la joie : cela commence par la « gaieté », forme la plus légère, jusqu’à à la « moquerie », joie qui nous fait nous amuser aux dépens des autres, en passant par l’ « exaltation », l’ « abandon » ou la « ferveur »; de même pour la tristesse, nous allons du « mécontentement » au « sentiment d’autodestruction» en passant par le « désespoir » et la « nostalgie ». L’auteur souligne l’importance des « sentiments sociaux », l’amour et la haine mais aussi la «timidité » : celle-ci prospèrerait davantage dans une société individualiste où celui qui crie le plus fort est généralement le mieux servi (152-153). Jean-Marie Meilland donne de la couleur et de la chair à cette nomenclature en illustrant chaque sentiment par une chanson. C’est là une des originalités du livre, l’auteur a une connaissance en profondeur de la chanson populaire, française et anglo-saxonne. Il dit préférer la chanson à la littérature, car il y trouve un savoir sur les nuances de la vie affective plus spontané et plus « frais » que celui que l’on peut trouver dans les romans. Il suffira le plus souvent au lecteur d’un clic pour retrouver sur l’internet la chanson de Joan Baez ou de Georges Brassens qui illustre tel ou tel sentiment.
Une partie importante du livre est consacrée aux liens entre sentiments et types de société – la manière d’envisager ici la politique est nouvelle : à la lumière des sentiments, l’auteur parcourt les sociétés traditionnelle, féodale, communiste et consumériste. Celle-ci privilégie ainsi les désirs de puissance et de possession, contrairement à la société traditionnelle qui elle met en avant la dignité, l’intégration de tous et la joie du partage (les exemples proviennent des Amérindiens). On l’aura compris : Jean-Marie Meilland dresse un constat assez sévère sur notre époque, en particulier lorsqu’il constate les excès des nouvelles technologies, qu’il s’agisse de la robotique et de la téléphonie mobile (p. 250-254). Le spectre de l’homme-machine désincarné n’est pas loin. L’auteur s’en prend vivement au libéralisme qui ne voit dans la société qu’« une somme d’individus condamnés à la compétition où les gagnants n’ont pas de comptes à rendre »…
Voilà un livre qui peut se lire dans son intégralité mais aussi comme un dictionnaire sur les sentiments, avec des digressions instructives comme celle qui concerne l’influence de l’affectivité et des pathologies sur les « grands hommes » qui ont fait l’histoire (p.44-45) ; il contient une brève anthologie qui recueille les morceaux choisis des moralistes que l’auteur affectionne (p.281-302). Une parenthèse biographique esquisse pudiquement la dette de l’auteur vis-à-vis d’une lignée d’artisans qui lui a donné le sens du travail bien fait et du partage.
Recension par Pierre-François Mettan
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