La rôdeuse, Mathilde Zufferey
La Rôdeuse
Mathilde Zufferey, Editions Encre Fraîche (2010)
J'ai trouvé ce roman juste magnifique ! Un style tout particulier, si délicieux à lire. On se délecte tout le long du récit. Des mots puissants, pleins de tendresse et de poésie, des sentiments profonds, exprimés avec justesse, des personnages attachants, émouvants, vrais. Les acteurs de cette histoire sont tous faciles à aimer. Même ceux qui dévient quelque peu de leur trajectoire…
Kitty, on se prend d’affection pour elle, du début à la fin, dans ses beaux moments comme dans son mal-être, sa presque folie. On sourit avec elle, on espère pour elle, on est triste pour elle, on a peur pour elle, on pleure quand on la sent perdue, on respire quand elle est sauvée.
Judith, on l’admire pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle a fait, pour sa force, sa joie malgré l’épreuve, son amour malgré la souffrance de la séparation. Léon, on savoure sa gentillesse, sa droiture, son amour indéfectible pour Kitty. Et lorsque l’humain devient animal, on le comprend, on compatit, on l’excuse presque… L’étranger, on devine ses qualités, on a envie qu’il reste pour mieux le connaître, quand il s’en va, on attend son retour avec impatience, quand il est là, on profite de sa présence.
Autant dire que l’auteure a su nous attirer dans son récit, nous mêler à la vie des protagonistes, nous emporter dans leurs joies, leurs douleurs, leurs délires.
Recension: Marylène Rittiner
Extrait P. 50-52, chap. 15 (Un inconnu frappe à la porte)
Tous les trois tressaillent en même temps, regardent la porte. Ils achevaient le repas du soir.
– Qui frappe si tard? demande le curé.
Il hésite un instant, se dirige vers l'entrée, ouvre avec parcimonie.
Dans un clair-obscur, Kitty aperçoit la haute silhouette d'un homme au beau visage paisible. Quelqu'un de surprenant, au langage mystérieux.
– Mon Dieu, il a traversé l'orage! se dit-elle.
Ses vêtements trempés ruissellent comme si son corps fondait. Un mendiant, un réel, visiblement affamé, grelottant. Quel événement! Elle n'en connaissait qu'à travers les livres.
Il fallait qu'il vînt. Elle n'imagine pas qu'il pût ne pas apparaître. C'était comme s'il devait se trouver là, à cette heure, à cette place, que ce fût inscrit!
– Vrai qu'il pleut, dit l'abbé.
Il saisit le papier que lui tend l'étranger, le lit aussitôt pendant que l'homme, droit sur le seuil, enfonce le bout des doigts dans les poches de son pantalon, en feignant de regarder au loin. Kitty l'observe jusqu'à ce qu'il lui sourie.
Et se produit le choc.
Elle, livrée. Elle, pâle, cotonneuse, avec une envie de pleurer sans savoir pourquoi. Elle, comme envoûtée.
– Bon, dit le prêtre après lecture. Venez, je vais vous montrer la chambre.
D'un geste, il traduit les paroles.
Pourquoi l'abbé lui offre-t-il asile? Pourquoi tant de commisération, comme s'il saisissait l'homme au-delà des mots. Kitty s'en étonne. Comment ces deux-là se parlent-ils?
Quand le voyageur revient près du feu, elle le regarde, le dévisage sans cesse au point de le gêner. Elle essaye de le découvrir hors des mots. Elle trouve étrange tout ce qu'il y a dans ses yeux. Elle dit qu'ils sont gris, ou verts, ou bleus, et que ce sont ces couleurs changeantes qui lui donnent l'air de rêver. Elle se raconte encore tant d'autres choses à leur propos, pour en conclure qu'on ne pourrait les définir, mais qu'ils sont tristes quand ils sourient.
D'où vient l'homme? De très loin, semble-t-il, une part de lui-même semble perdue en chemin, tant il a l'air absent, éloigné de la vie, comme si lui non plus ne savait qu'en faire, qu'elle lui pesa. Elle pense que c'est cela qui la touche à ce point, cet accord.
Quand parfois, à table, il existe, elle se dit: Est-ce par bienséance… parce qu'il faut bien dire quelque chose, ou pour se débarrasser d'un poids, ou remplir le creux en lui, ou le vide hors de lui? Elle lui prête sa propre vision, ses propres réflexions, le juge à travers elle-même.
Elle bâtit autour de lui de rocambolesques romans. Elle l'imagine contrebandier… défroqué… révolutionnaire… prisonnier en cavale… de toute manière un héros.
A l'aide de son dictionnaire de poche qu'il consulte à tous moments, il énonce des phrases à rebours du bon sens. On dirait qu'il le fait exprès pour amuser Mariette, la suppléante de Germaine, dont le langage s'échappe par les yeux, par les mains; il a l'air content quand elle rit aux larmes.
Parfois, l'étranger s'en va. Kitty reste aux aguets, alertée chaque fois que la porte s'ouvre. Il revient au bout d'une éternité, las, l'air de s'être donné, sacrifié, mis à mort. Elle souffre de le voir souffrir, voudrait savoir, l'accompagner, le sauver de ça, un moyen de se sauver elle-même.
Il est venu, a fait que ressuscite la maison qui sentait la mort.
Il va la sauver de la pieuvre.
Nouveau, inconnu, un bien-être la réchauffe. Elle se sent dans une éclaircie, une aube ignorée qu'elle découvre. Elle se demande comment avant elle a pu… comment elle a fait… comment elle a survécu. Il était urgent qu'il vienne. Mon Dieu, pourvu qu'il ne reparte plus. Jamais.
L'auteure
Mathilde Zufferey a gagné avec ce texte le prix de la Créativité au 3e âge de la Fondation du Dr. Hans Van Tobel de Zurich.
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