Faire l’auteur en régime néo-libéral, Jérôme Meizoz

Editions Slatkine 2020, 254 p.

Jérôme Meizoz avait dédoublé son regard, celui du romancier et celui du sociologue, pour explorer la posture d’un jeune homme à qui l’on avait appris à « faire le garçon » (Zoé, 2017). Dans un récent livre, le sujet est plus explosif : il s’agit de montrer comment le marketing culturel modèle un écrivain pour en « faire » un auteur. Le professeur d’université, dans une étude très fouillée, explore aussi bien les références érudites, la presse et les sites en ligne mais aussi la production artistique qui accompagne la parution des livres. Il met en évidence un tournant qui se passe dans les années 80 où ce n’est plus l’école ou la critique littéraire qui seraient juge de la qualité d’un livre mais le « marché » et la célébrité médiatique : le livre serait ainsi devenu un produit comme un autre et non pas une exception culturelle. Les médias, la télévision en particulier, viseraient avant tout à exhiber les écrivains, en privilégiant les « belles gueules » au risque de menacer les auteurs et les genres moins prisés et ce que l’auteur baptise avec bonheur la « biblio-diversité »…

Pour sa démonstration, il utilise des exemples extrêmes sans pourtant diaboliser les personnes : d’un côté, Joël Dicker avec une littérature de divertissement dont Jérôme Meizoz détaille les « recettes » : thèmes qui mettent en avant la chaleur humaine et l’empathie ; tension narrative ; phrases courtes avec un langage de tous les jours… On connaît les tirages faramineux de La Vérité sur l’Affaire Harry Québert, des traductions dans plus de trente langues, une exposition médiatique exceptionnelle et une adaptation en série télévisée… A l’autre extrême figurent des écrivains inconnus du grand public, en particulier deux auteurs valaisans: Jean-Marc Lovay, météore de la littérature mais écrivain réputé « illisible » ;  Noëlle Revaz qui a parodié la littérature-spectacle dans L’Infini livre (Zoé, 2015) et n’a jamais recherché la lumière des projecteurs. Tous deux ont été publiés chez Gallimard avant de quitter le devant de la scène littéraire.

La partie la plus novatrice du livre est à mon gré celle que l’auteur consacre à ce qui pourrait constituer le pendant de la visibilité médiatique : il s’agit de toutes les activités artistiques de médiation qui accompagnent la sortie du livre, la « littérature hors du livre » : le livre en lui-même y est désacralisé et sont mis en évidence le contexte, la réception de l’œuvre, le lien avec le lecteur, etc… Ces dernières années se sont ainsi multipliés les rencontres avec les auteurs, les festivals poétiques, les performances artistiques même grinçantes qui célèbrent « les retrouvailles de la littérature et de l’oralité ». Là aussi plusieurs exemples sont analysés et témoignent d’un renouveau stimulant dans l’accompagnement du livre. Qu’il s’agisse d’un spectacle de slam, d’un cercle de lecture, d’un prix comme celui du Roman des romands … beaucoup d’acteurs se mobilisent pour aborder la littérature sous un angle neuf.

Voilà un livre salutaire, plaidoyer pour une littérature qui permette de dire et de penser la complexité du monde intérieur. On pourra peut-être regretter que Jérôme Meizoz n’y ait pas réservé une place plus importante pour des écrivains exigeants – et lus – qui font peu de concessions au marketing littéraire. Sait-on que l’épais volume des Œuvres de Philippe Jaccottet dans la collection de la Pléiade a été vendu à plus de dix mille exemplaires ? De même, on ne peut pas dire que les trois derniers prix Goncourt ont été décernés à des auteurs « faciles » … La tension a toujours existé entre écrivains dits populaires et écrivains réservés à des lecteurs exigeants, Alexandre Dumas a côtoyé Gustave Flaubert sans lui faire de l’ombre. Enfin, il arrive même que la télévision produise des émissions qui, même si elles ne rivalisent pas avec l’audience des matches de football, présentent intelligemment les livres et défendent les librairies indépendantes. Je pense à La Grande Librairie qui, récemment, a fait valoir les bienfaits de la lecture à haute voix auprès des jeunes : il fallait du courage, en plein Covid, pour défendre un exercice jugé ringard … Des milliers de jeunes des écoles secondaires ont choisi un texte, l’ont travaillé avec des professeurs et des écrivains chevronnés avant de le lire face à leurs camarades puis de le présenter en direct au jury et au public de la francophonie. La lecture par la lauréate Cathy Mvogo d’un extrait de Petit Pays de Gaël Faye fut une bouffée d’air frais !

Recension par Pierre-François Mettan

En savoir plus sur Jérôme Meizoz: jeromemeizoz.com

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