Alain Bagnoud, La Vie suprême

L'Aire, 2020, 160 pages

Le Valais des marges a fourni à la littérature plusieurs losers magnifiques : le peintre Jean-Frédéric Brun (1811-1871), connu comme Le Déserteur sous la plume de Jean Giono ; Marie-Thérèse Seppey (1815-1842), décapitée à cause de sa complicité dans l’assassinat de son mari, est devenue l’amante passionnée du premier roman de S.C. Bille, Théoda. Quant à Joseph-Samuel Farinet (1845-1880), il fascine Alain Bagnoud, au point que l’écrivain valaisan lui a consacré deux ouvrages : dans Saint Farinet (2005), il corrigeait, grâce à une riche documentation historique, la représentation du « Robin des bois montagnard » popularisée par le roman de C. F. Ramuz. Quinze ans plus tard, il revient avec La Vie suprême sur les traces du faux-monnayeur avec un livre qui a valu à son auteur le prix Édouard-Rod 2020.

L’intérêt de ce roman, c’est qu’il accorde à Besse, comparse de Farinet, un parcours de vie bien plus intéressant que celui du faussaire, dont on sait qu’il fut un parasite et un malfaiteur pathétique. Besse porte un patronyme qui n’est pas choisi au hasard, puisque qu’il veut dire « jumeau ». Il est double et travaillé par une postulation qui l’amène à faire le mal comme à faire le bien. Empêché par les conventions d’être lui-même, il veut néanmoins trouver sa place au soleil : « Alors, il a caché ses idées. C’était comme s’il était deux Besse, un à l’extérieur qui semblait faire juste, et un à l’intérieur qui pensait autrement. Celui-là attendait une occasion, même s’il semblait que rien ne changerait jamais. Mais il était prêt. Quelque chose allait venir, et à ce moment-là, il saisirait sa chance, chacun en avait une dans sa vie, il ne la laisserait pas passer » (p.12).

Sa « chance » fera son malheur : il rencontre Farinet qui lui fait entrevoir « la vie suprême », c’est-à-dire une vie facile par la multiplication des pièces mais aussi « la fortune, le respect, l’admiration » (p. 145). Besse finira par être le maillon faible d’une association de malfaiteurs, il paiera pour les autres en passant trois ans au pénitencier. Il en ressortira en partageant son sort avec Laurence, la fille qui avait été rejetée par la communauté parce qu’elle avait trouvé à sa manière aussi une forme de « vie suprême » : un amour passionné sans réciprocité pour un jeune homme d’une famille dominante du village. Délaissée, elle souffre et suffoque « comme une truite qu’on a sortie de l’eau et posée sur un caillou » (p.124). Entre les lignes, dans ce destin des victimes, se lit un procès à charge contre tout ce qui représente la loi et les convenances : les communautés claniques qui se jalousent, le curé qui accorde la pénitence privée à l’amant et force l’amante à l’humiliation publique, la justice des hommes forcément inique …

Entre amour passion et argent facilement gagné, ces deux rêves de « vie suprême », Besse a découvert une voie médiane, le goût de la vie et du travail bien fait, être plutôt qu’avoir. C’est ce qu’il léguera à son arrière-arrière-petit-fils, l’écrivain Alain Bagnoud. La frontière entre le romanesque et le vécu n’est pas étanche.

Pour aller plus loin

Charles Ferdinand Ramuz, Farinet ou la fausse monnaie, 1938 (Plaisir de lire, 2005)

Stéphanie Corinna Bille, Théoda, 1944 (Plaisir de lire, 2008)

Jean Giono, Le Déserteur, 1966 (Folio, 1973)

Alain Bagnoud, Saint Farinet, L’Aire, 2005

Extraits

« Il était comme tout le monde, mais avec des rêves. Son but, c’était de connaître une vie suprême, comme il disait. Les choses du réel ne lui convenaient pas, c’était son caractère. Il refusait de se soumettre et d’accepter. Pour ça, il était différent. » (p.9)

« Pourtant on peut habiter ce qu’on possède, se dire qu’on n’est pas une victime. Oublier la vie suprême, qui est un mirage bâti avec des rêves coûteux, parce qu’alors on perd de vue ce qui existe.
Mais ne pas se résigner ni se décourager. Ne jamais se laisser asservir, ni par les autres, par leur vision, ni par leurs idées, ni par les changements, même quand ils vous mènent ailleurs que là où on voudrait. Faire ce qu’on peut. Chaque jour, de son mieux, perdurer, s’étendre, peser plus lourd, être encore mieux là. Je sais maintenant qu’on a la puissance de prendre ce qui vient comme si ça nous appartenait. C’est possible d’aimer beaucoup de choses, même les pires, quand on se dit : je suis moi, c’est moi. Ma vie, c’est à moi, ce que je sens, c’est à moi, c’est moi…
Voilà l’idée que j’aimerais faire grandir dans mon cerveau : on peut être toujours heureux même sans avoir rien. »
(p.146-147)

Recension et références bibliographiques par Pierre-François Mettan

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